1980 : John est en Terminale et sa copine s’appelle Carole. Elle est adorable Carole, gentille, intelligente, drôle, mais si John est le roi des Nulenspores, elle en est l'impératrice. Carole a décidé qu’elle ne passerait pas le reste de sa vie dans la ferme familiale, au fond du marais de R., comme 10 générations de femmes avant elle, alors elle travaille d’arrache-pied pour l’avoir ce bac et elle veut mettre toutes les chances de son côté. Tous les points qu’elle pourra grappiller sont importants, même en sport... Déterminée la gamine, pas très lucide, mais déterminée. John, lui, a lâché l’affaire depuis longtemps et il traîne sa minuscule carcasse dans les cours d’EPS en essayant de se rendre le plus transparent possible. C’est de plus en plus difficile car le grand Sportif En Chef a décidé que pour être aussi mauvais, il fallait forcément le faire exprès : incompréhension, conflit, et finalement répression.
Pour le bac, nous devions choisir deux épreuves parmi les trois proposées : natation, athlétisme, gymnastique au sol ; tu parles d’un choix. Tu préfères perdre un œil, une main ou un pied ? En natation, nous n’avions aucune chance d’arriver en vie de l’autre côté de la piscine alors le choix s’imposait de lui-même : ce sera gymnastique et athlétisme.
Bourreau ! Un œil et une main s’il vous plaît.
Oui, chacun.
Ça s'annonçait folklorique. En gymnastique, passée la galipette que nous pratiquions depuis notre plus jeune âge, le reste semblait hors de portée. Et l’athlétisme : lancer de poids ? Mais oui, c’est ça. Saut en hauteur ? Ben voyons. Sprint ? Je pouffe.
Restait le "demi fond", 1000 mètres pour moi et 600 mètres pour elle ; ça, c’était jouable. Courir on savait faire, pas très vite c'est vrai, mais on savait faire. On jouait à chat pendant des heures dans la cour de l’école primaire, on courait bien en ce temps-là et notre corps allait s’en souvenir. Du haut de ses 1m50, avec son léger embonpoint, Carole était taillée pour la course à pied comme moi pour l’haltérophilie, mais elle avait décidé qu’elle ferait le maximum sur ces 600 mètres et l’impasse sur tout le reste, enfin, tout le reste du sport. Après tout, ce n’était qu’un tour et demi de piste, pas la mer à boire.
Le jour de l’épreuve, assis sur un banc et attendant mon tour, j’ai assisté à la course de ma copine. J’étais probablement le seul à me rendre compte de la performance exceptionnelle qu'elle était en train de réaliser : compte-tenu de sa morphologie, elle courait vite. Malheureusement, j'étais également conscient que ça ne l'empêcherait pas de se prendre une gamelle, une bonne grosse gamelle de Nulenspore. Je me suis pris à rêver d’un monde ou les résultats sportifs seraient basés sur autre chose qu’un temps, une vitesse, une distance, une hauteur. On inventerait un appareil, un couragemètre ça s’appellerait, et une unité de mesure : le Koura. Il y aurait des picoKoura, des nanoKoura, des microKoura et toute la suite jusqu’au yottaKoura, qui représente comme chacun sait 10 puissance 24 Koura. Une petite mesure avant la course, une petite mesure après la course et hop : une note en Koura. Une note qui ne serait pas fonction du patrimoine génétique du sujet, de sa santé, de sa taille, de son poids, de son Handicap. Une note juste. Une note de courage.
600m féminin. Première : Carole M, 23.8 gigaKoura, 19/20, Félicitations.
John a fait, cette année-là, l’enchaînement de gymnastique au sol le plus tordant de la décennie avec une note de 3.27 pétaKomik, une performance encore inégalée à ce jour dans une épreuve sportive scolaire.
Mais il s’est arraché les tripes sur son 1000 mètres.
Il a grappillé un point.
1 commentaire:
Je sais que vous ne postez plus de billet sur blog, John.
Sachez que c'est dommage car vous êtes plus qu'un marathonien qui partage sa passion. Vous êtes un homme, drôle, courageux et c'est un plaisir de vous lire.
Je n'ai pas finit l'intégralité de votre blog, ce que je fais faire dans la foulée, mais Bravo pour vos lignes. Elles sont touchantes, et je les garderai en tête dans bien des situations!
Merci :)
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