2004. John court maintenant depuis 8 ans, de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps. Il parle peu de cette activité à son entourage car son esprit est marqué à jamais par les moqueries et brimades subies par le passé. Vous vous souvenez ? Nulenspore un jour, ... Mais John a un rêve, un vieux rêve de gosse, un rêve qu'il ose à peine s'avouer : "Je veux courir un marathon". Quand il se répète cette petite phrase, il a l'impression d'entendre d'énormes éclats de rires autour de lui, les remarques assassines fusent, tous ses anciens camarades de classe, réunis en une foule compacte, se roulent par terre en hurlant de rire, tous ses anciens professeurs de sport, assis en ligne devant lui tel un inflexible tribunal pouffent, raillent, et se gaussent en se tenant le ventre.
John veut courir un marathon.
Philippidès, Emil, Abebe, Haile, au secours.
John va avoir besoin d'aide.
Il n'était pas question que je m'inscrive à un marathon officiel. Moi, prenant place dans un sas de départ avec des milliers d'autres concurrents ? Impensable. Inimaginable. Pour parler franchement, j'avais bien trop peur. Bizarrement, je n'avais aucune difficulté à m'imaginer épuisé et contraint à l'abandon au bout de 30 kilomètres avec dans la tête cette petite litanie : "John, petit Nulenspore, que fais-tu dehors ? Ce n'est pas ta place. Tu es un imposteur. Il n'y a que des sportifs ici. Tu devrais t'arrêter et rentrer chez toi. Laisse-nous finir cette course entre hommes et retourne à tes livres, ok ?".
J'avais compris depuis longtemps que je ne pourrais jamais m'inscrire à un marathon sans être sûr et certain de tenir la distance. Un abandon en public aurait été fatal et je serais resté un Nulenspore. A jamais.
Un beau dimanche de septembre 2004, je suis parti courir comme d'habitude. Il faisait un temps idéal pour une sortie longue, ni trop chaud, ni trop froid. J'ai transmis à ma famille un petit message légèrement différent du message habituel : "ce matin, je vais courir longtemps alors ne vous inquiétez pas". Le message est passé pratiquement inaperçu auprès de mes enfants, mais j'ai cru déceler dans les yeux de ma femme un bref éclair de compréhension, quelque chose comme : "Message reçu. Essaie quand même d'être là pour le déjeuner, et si possible pas sur une civière".
0 x 7 = 0. La stratégie de la table de 7.
Mon trajet préféré dans la forêt faisait exactement 7 kilomètres. Un trajet idéal, presque plat, avec un robinet d'eau qui me ferait un excellent point de ravitaillement. Ce trajet effectué des centaines de fois depuis des années était pour moi le symbole de l'entraînement facile : j'aurais pu le faire les yeux fermés tellement je le connaissais. Je l'avais fait souvent avant mon petit déjeuner, dans le noir au petit matin, tellement endormi que je ne rendais même pas compte que je courais. Quand j'étais fatigué, quand j'étais un peu malade, je me rabattais toujours sur ce trajet car il représentait pour moi le minimum d'une sortie en course à pied. Dans toute la suite de cet article, et pour une meilleure compréhension du texte, nous l'appellerons le "petit tour facile".
Facile ? Pas si sûr.
Depuis quelques temps, une idée folle avait germé dans mon esprit, une idée toute simple venue tout droit du cours élémentaire : 6 fois 7 égale 42.
Mais 6 fois un petit tour facile on ne sait pas ce que ça fait, c'est l'inconnu.
L'avantage d'un marathon furtif en solitaire c'est qu'à n'importe quel moment on peut rentrer tranquillement chez soi dans l'indifférence générale. Le résultat n'est pas rendu public et c'est exactement ce dont j'avais besoin.
Revivons, avec un léger différé d'environ 7 ans (tiens, encore un 7), quelques-unes des impressions de notre coureur du dimanche.
1 x 7 = 7. John, petit Nulenspore, que fais-tu dehors ?
Je cours lentement, à environ 10 km/h. Le but est de me prouver que je peux tenir la distance et pas de faire un chrono. De toute façon, elle n'est même pas officielle cette course, mon éventuel record de France sera probablement invalidé alors inutile d'en faire trop.
Le premier tour a été tranquille car couru beaucoup plus lentement que d'habitude ; mais dans mon esprit règne une grande agitation : Tu veux vraiment faire ça ? Aujourd'hui ?
Oui.
Aujourd'hui.
Ravitaillement.
Plus que cinq petits tours faciles.
2 x 7 = 14. Es-tu prêt à aller jusqu'au bout ?
Ben Oui, pourquoi ?
Pour l'instant ce n'est pas dur.
J'ai déjà fait un tiers.
Ravitaillement.
Plus que quatre petits tours faciles.
3 x 7 = 21. Le point de non-retour.
Je suis à la moitié.
Je suis déjà fatigué et il faut que je fasse deux fois ça.
C'est dingue.
C'est dingue mais c'est possible.
Je le sens.
Ravitaillement.
Plus que trois petits tours faciles.
4 x 7 = 28. Et au mépris du danger, avancer vers l'inconnu.
Cher John, je te rappelle aimablement que tu n'as jamais couru plus de 2h30 sans t'arrêter. Pas de doutes, John, tu es cinglé, tout ce dont tu as besoin, c'est d'un bon psychiatre, pas d'un marathon.
Je m'en moque.
Tu sais ce que je lui dis à ton psychiatre ?
Qu'il vienne un peu courir avec moi, ça lui fera les jambes et il gambergera moins.
J'avance.
Ravitaillement.
Plus que deux petits tours faciles.
5 x 7 = 35. La grande muraille de Chine.
Je ne sens plus mes jambes, elles sont comme des morceaux de bois, j'ai l'impression qu'elles ne plient plus, je mets mécaniquement un pied devant l'autre, puis l'autre devant le pied.
Je me sens épuisé, vidé.
C'est donc ça le mur du marathonien ?
Bonjour Mur, pas vraiment enchanté de vous rencontrer.
On a apparemment un bout de chemin à faire ensemble, alors faisons connaissance.
Le temps et les kilomètres passent, je suis au-delà des kilomètres et hors du temps.
J'avance.
Ravitaillement.
Plus qu'un petit tour facile.
6 x 7 = 42. Stupeur et tremblements.
Le mur est resté derrière, on se connaît bien maintenant.
Je tiens toujours mes 10 km/h.
Dernière petite montée, 400m avant l'arrivée, j'y suis presque.
Un vélo me rattrape : ma femme a envoyé ma fille en reconnaissance, elle commence peut-être à se demander si tout va bien ? C'est vrai qu'il est plus de 13h, ça fait presque quatre heures que je suis parti, il y a quand même de quoi s'inquiéter.
Une coureuse me double tout doucement et très facilement dans la montée. Ma fille, qui décidément me connaît très bien, me glisse malicieusement :
- "Tu te laisses doubler par une fille ?".
Je parviens à sourire, un sourire qui doit être tout bizarre, déformé par la douleur :
- "Oui mais elle, c'est une sportive".
Arrivée.
Je suis très fatigué, je tremble et je suis stupéfié.
Je regarde quand même le chrono global, pour la forme : 3h 57mn 29s.
J'ai réussi, ça ne va pas changer la face du monde, mais ça va changer ma façon de le voir.
Je vais rentrer chez moi, prendre deux comprimés de paracétamol, un bain chaud et me reposer.
C'était possible, finalement.
La métamorphose de John a commencé.
La larve est devenue une chrysalide.
Ce n'est pas plus joli à regarder, mais on progresse.
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